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Notre cerveau sous influences
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Dimanche 6 septembre 2009
Pour faire suite au blog précédent, et dans le cadre d'une écologie de l'esprit, jetez donc un oeil attentif sur ce qui suit, et courez faire l'emplette de cet excellent magazine mensuel :"Sciences et avenir", dont le contenu, ce mois-ci, est passionnant.
Plusieurs expériences de manipulation mentale font mieux comprendre comment nous prenons nos décisions. Et comment la raison peut être brouillée par Vémotion ou Villusion.
Pourquoi nous acceptons l'autorité
Lors d'un faux jeu, des candidats ont été invités à électrocuter l'un des leurs s'il répondait mal. Tous prêts à devenir tortionnaires pour la télé ?
«Mauvaise réponse de Jean-Paul !» s'exclame l'animatrice Tanya Young. «Le châtiment ! le châtiment !», hurle le public. Alain*, la quarantaine, genre bon père de famille, s'exécute. Parmi les trente manettes à sa disposition devant lui, il pousse celle indiquant 340 volts. Dzitttttt ! Le malheureux Jean-Paul, ligoté sur une chaise électrique à l'abri des regards, hurle... puis un silence pesant retombe. Il y a quelques minutes encore, Jean- Paul suppliait : «Laissez-moi partir, ça fait trop mal, vous n'avez pas le droit !» Maintenant, il ne répond plus. Inconscient ? Mort ? Encouragé par l'animatrice, Alain lui pose encore six questions qui restent sans réponse. A chaque fois, sous les vivats du public, il administre le châtiment prévu : un choc électrique de plus en plus fort. Jusqu'à 460 volts ! Les caméras zoo- ment sur le visage d'Alain, en sueur. Pas de doute, l'homme n'aime pas ce qu'il est train de faire : électrocuter Jean-Paul, un homme qu'il ne connaît même pas, sous prétexte qu'il ne donne pas les bonnes réponses... Bienvenu à Zone Xtrême ! Le j eu de la mort en direct. Car ces scènes de torture sont extraites d'un jeu télévisé auquel Alain, comme 80 autres candidats, a participé, ignorant, comme le public, qu'il s'agissait en réalité... d'un simulacre ! Il a été conçu par l'auteur et producteur Christophe Nick pour les besoins d'un film documentaire sur la violence du petit écran et devrait être diffusé sur France 2 à la fin de l'année. Jean- Paul, le «torturé», est en fait un comédien. Il ne reçoit pas le moindre choc électrique, mais simule la douleur. «J'ai voulu comprendre comment la télévision pouvait nous manipuler pour nous conduire à accomplir des actes que nous condamnons en temps ordinaire, explique Christophe Nick. Aujourd'hui, dans certains jeux, les gens acceptent de faire publiquement n'importe quoi, car ils accordent à la télévision une autorité considérable à laquelle ils se soumettent. Mon documentaire s'appuie sur l'analyse de scientifiques pour comprendre cette influence.»
Le producteur s'est directement inspiré des expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l'autorité. En 1963, ce psychologue américain de l'université Yale (Connecticut) souhaitait vérifier si des individus ordinaires, soumis à une forme d'autorité ?- en l'occurrence celle de la science -, étaient capables d'obéir aveuglément, jusqu'à se comporter comme des tortionnaires. Des personnes recrutées par annonce étaient invitées dans un laboratoire de la prestigieuse université pour participer à une expérience dont elles ne connaissaient pas le propos. A leur arrivée, on leur expliquait alors qu'il s'agissait de tester les effets de la punition (des chocs électriques) sur l'apprentissage. Le participant était désigné comme «professeur» chargé de poser des questions à un «élève» - en fait un complice du laboratoire - installé sur une chaise électrique dans une pièce voisine. En cas de mauvaise réponse, le «professeur» devait administrer à l'élève une décharge électrique allant de 15 à 450 volts à l'aide de manettes sur lesquelles était précisé «choc léger», «choc moyen», «choc très intense», «danger : choc violent» et «XXX» pour des chocs aux conséquences inconnues. A chaque impulsion, le «professeur» entendait les protestations de l'élève, passant du gémissement aux suppliques et aux râles... jusqu'au silence à partir de 300 volts. Un chercheur austère installé à côté du «professeur», surveillait le bon déroulement de l'expérience et incitait à la punition. En cas d'hésitation, il ordonnait tour à tour : «Continuez !»; «L'expérience exige que vous continuiez !»; «Il est indispensable que vous continuiez !»; «Vous n'avez pas d'autres choix, vous devez continuer !» Les résultats stupéfiants obtenus par Stanley Milgram ont fait frémir des générations entières ! Parmi les 40 «professeurs», tous ont infligé des chocs «intenses» allant jusqu'à 285 volts et 65% d'entre eux ont continué jusqu'au dernier bouton à 450 volts, étiqueté «XXX». Presque cinquante ans après Milgram, les résultats obtenus dans Zone Xtrême sont sensiblement les mêmes, voire supérieurs ! 81% des candidats ont torturé Jean-Paul jusqu'aux punitions supposées mortelles... Cette fois, l'autorité n'est plus le chercheur censé contrôler la situation et emblème du savoir, mais l'animatrice, symbole du pouvoir des médias. Impossible d'invoquer les intérêts financiers pour expliquer ces comportements : la production avait indiqué aux candidats qu'ils ne recevraient que 40 Euros de dédommagement. Jean-Léon Beauvois, ancien professeur de psychologie sociale à l'université de Nice-Sophia-Antipolis et conseiller scientifique de cette expérience, ne cache pas son étonnement : «Je ne m'attendais pas à un tel résultat... Nous accordons donc autant d'importance à l'institution qui fabrique le divertissement qu'à la science qui fabrique le savoir.» (Lire aussi l'interview p. 51.)
Chacun, pour se rassurer, pourra penser que devenir un tortionnaire est une question de personne. Mais les nombreuses reproductions de l'expérience de Milgram, dont les dernières ont été publiées en janvier dans la revue American Psychologist, prouvent que ce n'est pas le cas. Quels que soient le sexe, l'âge, l'origine ethnique, la religion, la catégorie socioprofessionnelle..., tout le monde ou presque pourrait commettre l'impensable. Pour Milgram, c'est le contexte qui engendre l'obéissance. La soumission à l'autorité produit un changement d'état de l'individu qui passe à ce que le célèbre psychologue nomme «l'état agentique» : le sujet ressent des scrupules, il a conscience du mal qu'il inflige, mais perd son libre arbitre et ne se sent plus responsable de ses actes, se considérant comme le simple «agent» d'une autorité. Dans son esprit, le vrai responsable devient le représentant de cette autorité (le chercheur à l'université et l'animatrice dans Zone Xtrême). En somme, pas responsable, donc pas coupable ! Reste à comprendre d'où vient ce penchant pour la soumission à l'autorité. «Nous apprenons à obéir dès l'enfance, affirme Jean-Léon Beauvois. Il est donc normal que nous nous soumettions si facilement.» C'est ce que prédit le psychologue américain Martin Hoffman, qui s'appuie sur des études montrant que les deux tiers des relations parents-enfants sont des événements disciplinaires : «mange ta soupe», «range ta chambre», «n'embête pas ta soeur».
Zone Xtrême révèle l'influence considérable de la télé sur l'acteur du spectacle, c'est-à-dire le candidat du jeu. Mais de l'autre côté, dans le salon du téléspectateur, l'emprise est tout aussi forte. Didier Courbet, professeur à l'Institut de recherche en sciences de l'information et de la communication (Irsic), l'a montré lors d'une expérience qui s'est déroulée cet été à l'université d'Aix-Marseille. Des étudiants ont été recrutés pour participer à une supposée évaluation des programmes télévisés. En fait, ce que le chercheur souhaitait vérifier, c'est l'influence des programmes sur les comportements d'aide. Son hypothèse : une personne exposée à un programme violent sera moins solidaire qu'une personne qui vient de regarder un programme altruiste. Les étudiants ont ainsi visionné, individuellement, un extrait de Saw, film d'horreur particulièrement sanglant, ou un film mettant en valeur les comportements d'entraide. Croyant l'expérience terminée, les étudiants croisaient alors dans le couloir un complice du laboratoire qui faisait tomber à leurs pieds une pile de documents. Aucun des étudiants ayant visionné le film d'horreur ne s'est arrêté, contrairement aux autres qui ont tous apporté leur aide.
«Aujourd'hui, nous démontrons clairement que les programmes qui mettent en scène la violence, l'égoïsme, l'individualisme ou la compétition produisent une influence négative sur les personnes qui les regardent. Cela relève d'une théorie de l'apprentissage qui prédit que l'on a tendance à reproduire ce que l'on voit», explique Didier Courbet. Or ce sont justement ces valeurs qui ont la cote dans les programmes de divertissements diffusés par la plupart des chaînes : Le Maillon faible, Koh Lanta, Loft Story, Secret Story, Pékin Express, L'Ile de la tentation, Next, etc. Conclusion de Jean-Léon Beauvois : «On pourrait réduire sensiblement les chiffres de la délinquance en diminuant de 50% la quantité d'hémoglobine à la télévision. Mais est-ce que les créateurs seraient d'accord ?»
Jean-Léon Beauvois, professeur de psychologie sociale
D'où viennent les techniques d'influence ? Les influences psychologiques sont l'objet le plus important de la psychologie sociale expérimentale. Dès les années 1930, l'Américain Muzafer Shérif s'intéressait à la formation des normes dans les groupes, ou comment les individus s'influençant les uns les autres tendent vers une opinion moyenne. Pensons aussi aux travaux importants de Kurt Lewin sur les ménagères américaines pendant la Seconde Guerre mondiale. En pleine pénurie alimentaire, il obtient d'elles qu'elles cuisinent des bas morceaux de boucherie en les amenant à prendre un simple engagement public : lever la main pour montrer leur intention de cuisiner ces bas morceaux. La fin de la Seconde Guerre mondiale a aussi été une période décisive grâce à l'étude de la propagande et de la persuasion, avec notamment les travaux de l'Américain Cari Hovland. C'est l'un des premiers à avoir fait de l'expérimentation sur le changement des attitudes par persuasion. Par exemple, lorsque l'on veut convaincre que la thèse A est la bonne, faut-il présenter pour la disqualifier la thèse B qui s'oppose à A ?
Qu'est-ce qui distingue la persuasion de la manipulation ?
La persuasion est un moyen d'influence licite. Celui que l'on tente de convaincre par des arguments sait qu'on peut l'influencer. Alors que la manipulation repose sur le fait que la cible ne se doute de rien et n'a pas conscience d'être influencée.
Est-ce que la connaissance des techniques d'influence suffit à y résister ?
Malheureusement non. D'abord parce qu'il y a des influences inconscientes qui, par définition, ne sont pas détectées. C'est le cas de l'effet de simple exposition de la publicité ou encore de celui du modelage que l'on retrouve dans les séries télévisées, notamment américaines. Les héros y véhiculent toujours des modèles de savoir-vivre et de savoir-être. Ils ont des pensées modales, celles de l'opinion moyenne. Ils amènent par modelage inconscient les «déviants» vers cette opinion. Ensuite, pour ce qui est des manipulations du comportement, par exemple le «pied dans laporte» (lirep. 52), le fait de les connaître ne nous en protège guère. Nous ne sommes pas toujours à l'affût de ce qui se passe. La plupart du temps, nous sommes plutôt dans un état de faible tension cognitive qui ne nous permet pas de remarquer que quelqu'un est en train de mettre en place des rouages.
Peut-on au moins diminuer l'effet des manipulations ?
Oui, si l'on ne se laisse pas embobiner par le mot liberté. Il faut accepter que la liberté ne fasse pas partie de l'essence de l'homme. Ce sont les situations concrètes qui laissent plus ou moins de liberté. Par exemple, dans un contexte hiérarchique, quand un chef vous dit «tu fais comme tu veux», cela ne change rien au rapport de subordination. Votre liberté n'est pas de choisir entre des options plus ou moins intéressantes, elle n'est que de vous soumettre ou de vous démettre. C'est en analysant chaque situation que l'on peut évaluer de quelle marge de liberté on dispose. Les gens qui ont conscience de cela sont moins manipulables que les autres. Ils se laissent moins facilement avoir par des déclarations du genre : «Vous êtes libre de...».
Olivier Hertel
Sciences et Avenir